Marseille, petits arrangements entre amis

20.09.2022 - Écrit par Philippe Pujol, illustrations de Boris Zaion.

Texte paru dans la revue Deux mille vingt-deux, éditée par Robert Laffont.

 

Un reste d’électorat populaire qui s’achète avec des miettes : le clientélisme structurel installé depuis des décennies dans la capitale de la province impose aux candidats de faire un grand écart. À Marseille, les stratégies pour la présidentielle sont aussi déchiquetées que les camps en présence. Les « agents électoraux », comme Fouad, se rangent du côté du plus offrant, pour apporter leurs réseaux et leur savoir-faire. Des mercenaires du vote.

 
 

Personne ne comprend vraiment Marseille. Et le mystère attire. Fascine. Marseille a commencé à accrocher les regards il y a quelques années seulement. En 1998, avec l’arrivée du TGV qui permettait de rallier Paris en trois heures ; puis en 2013, quand l’année « Capitale européenne de la culture » a déringardisé cette ville populaire, souvent perçue comme populeuse ; enfin, avec le premier confinement et la grande fuite parisienne vers des zones moins autocentrées, Marseille est devenue à la mode. C’est le temps de la « hype marseillaise ». Et la hype, les personnalités politiques en sont toujours friandes. À l’automne dernier, le président Macron, fin politicien plus encore qu’aficionado de l’OM, annonce « Marseille en grand », un projet de plusieurs milliards d’euros sur cinq ans pour venir en aide à cette ville rongée par les vingt-cinq années du règne de Jean-Claude Gaudin, un homme d’un autre temps. Mélenchon s’y est parachuté en 2017 en tant que député dans une circonscription imperdable ; le jeune maire de Marseille, Benoît Payan, donne aujourd’hui son parrainage à la candidate Christiane Taubira ; Éric Zemmour y est venu quelques heures, juste le temps de faire un doigt d’honneur à la ville qu’il considère comme une sorte de capitale du malheur français…


Bourrer les urnes

Marseille est un concentré de France, pour le pire comme pour le meilleur. C’est un grand nulle part, rien et tout à la fois. Marseille est un laboratoire politique. Immigration, sécurité, vivre-ensemble, écologie et ville de demain… Tous les thèmes sont développés ici avec le théâtral qu’affectionne notre époque. Mais la France d’antan, celle du monde d’avant, y est encore très présente, avec ce fonctionnement électoral tenace : le clientélisme.

« Mon rôle est simple : bourrer les urnes pour mon candidat et compliquer les campagnes de ses adversaires. » Fouad est un mercenaire, un agent électoraliste, il bosse dans l’ombre pour des politiques en leur apportant ses « réseaux et savoir-faire », comme il aime le raconter avec un clin d’œil accompagné d’un claquement de langue. Et pendant tout le trajet à travers la portion des quartiers nord qu’il présente comme son territoire, ce sont par ricochet tous ses faits d’armes électoraux qu’il remue dans l’habitacle de son Audi pour se persuader qu’il pourra encore « faire avancer les choses dans le sens des gens d’ici ». Le clientélisme est pour lui un mode de redistribution des richesses comme un autre. « Y a pas de raisons que nous aussi, on n’croque pas. »

La présidentielle, Fouad s’en balance, « ça rapporte que dalle sinon une bonne mise en orbite pour mon client aux législatives ». Mais une élection locale, « ça nous permet d’en vivre et de nourrir beaucoup de petits ». On l’oublie trop souvent, mais un député, c’est un élu local. De proximité. Avec des moyens concrets pour se constituer une armée de ce que l’on appelait avant de façon bien réductrice des « colleurs d’affiches ». Un job occasionnel, un peu de liquide, un passe-droit, un avantage, une simple reconnaissance ou quelques subventions pour une association : un candidat n’a pas toujours besoin de posséder de quoi récompenser. Pas toujours besoin d’être puissant. Avoir l’air... cela suffit. Le temps d’une élection.

« J’ai largement contribué à en faire élire et réélire un, de député, au début des années 2000, ici, quand c’était un fief socialiste. » Fouad avait rameuté les trois quarts des jeunes d’un club de sport dont il s’occupait pour faire voter des gens qui ne se savaient même pas tous s’inscrire sur les listes électorales. « Ces démarches administratives, je m’en étais chargé avant, c’est ce qui demande le plus de temps et de la proximité avec les gens. » Ce sont ces listings qui font la valeur clientéliste. Les minots suivaient ses ordres pour faire descendre des tours les gens paumés à qui ils remettaient le bon bulletin, déjà sous enveloppe, avec, s’il le fallait, un accompagnement jusque dans le bureau de vote. La méthode existe toujours même si « l’isolement toujours plus grand des gens des cités fait qu’on ne les connaît malheureusement même plus ». Ni pour les aider, ni pour leur demander de l’aide. Lui ne rameute pas des électeurs de force. « D’autres ne s’imposent pas de tels cas de conscience. »

Après 2008, Fouad a changé de crémerie pour travailler pour la droite locale, maîtresse par définition des bureaux de vote. « Les présidents des bureaux sont validés par la ville, et la ville était à droite. » Si l’objectif de certains présidents était de maintenir un ordre zélé afin de nuire à la concurrence, son rôle à lui était de semer le désordre. « Dans un bureau qui est défavorable à ton candidat, tu mets la misère : tu envoies des gars à toi s’engueuler, se bousculer, hurler… Tu fous la trouille à ceux qui pensaient venir voter tranquille et qui ne se sentent pas assez impliqués pour rester faire leur devoir civique dans un tel bordel. » Ce n’est pas arrivé dans la « juridiction » de Fouad, mais lors des dernières élections municipales, des encapuchés sont soudain venus tirer au paintball sur l’urne d’un bureau du 3e arrondissement de la ville. Le but n’était pas de la voler, mais d’en obtenir la nullité avant le dépouillement. Une urne qui avait dû être considérée comme défavorable au commanditaire de l’action d’éclat. Annulation avait été demandée. Mais cette escarmouche n’était rien en comparaison des soupçons de fraude massive à la fausse procuration qui ont fini par faire perdre la droite à une élection pourtant gagnée d’avance.

Le député Les Républicains (LR) de cette circonscription, Julien Ravier, déclaré inéligible pour cinq ans, le voilà remplacé par Sarah Boualem, désignée oratrice régionale pour la campagne présidentielle par Valérie Pécresse. Cette petite-fille du bachaga Boualem, une figure éminente de la communauté harkie, est aussi cheffe de cabinet du président de 13 Habitat, la société qui gère pour le département les précieux HLM. Elle est la compagne de Julien Aubert, LR tendance dure, de ceux qui sont opposés à la politique migratoire actuelle. Il avait espéré voir Éric Zemmour s’intégrer dans la primaire à droite, « car il a une réelle capacité de nuisance », estimait-il. Il est aussi un camarade de promotion d’Emmanuel Macron, avec qui il s’entend toujours bien et déjeune de temps en temps. Sa compagne prend donc la candidature d’une circonscription en réalité toujours tenue d’une main ferme par Valérie Boyer, ex-porte-parole de François Fillon en 2017, qu’elle avait alors défendu avec rage contre vents et marées. Celle qui est désormais sénatrice vient de promettre ses forces et réseaux marseillais à Valérie Pécresse. Plus que jamais, une attention particulière sera portée par les autorités sur les procurations effectuées dans la circonscription. On n’y avait pas fait voter des morts, mais des malades d’Alzheimer dans des Ehpad, entre autres.

Fouad ne fait pas dans la fausse procuration : « C’est un truc de notables. » Il préfère les tours de passe-passe ; pendant le dépouillement, remplacer discrètement les bulletins en attente d’être comptabilisés et rassemblés dans des enveloppes par paquets de 100 par une autre enveloppe, plus avantageuse, préparée à l’avance par ses soins (« Là aussi, un petit bordel organisé devant ou dans le bureau de dépouillement facilite les choses ») ; ou encore se gratter l’oreille dans laquelle il aura mis de l’encre pour ensuite, d’un coup de doigt désormais chargé de bleu, mettre un trait qui annule le bulletin adverse. C’est jouer avec le feu, le petit frisson en plus de l’argent liquide qu’il a touché pour en redistribuer une partie à ses jeunes complices.

Un clientélisme du pauvre dont la monnaie d’échange peut être des obtentions de logements sociaux, des embauches dans des institutions ou des aides associatives. Certaines associations se plaignent de la baisse drastique des subventions. « Le moment voulu, on achète toujours mieux ceux qui n’ont rien », se désole Fouad.

Il y a assez de misère, de manques, d’inégalités, de cynisme dans les quartiers populaires de Marseille pour alimenter à chaque scrutin n’importe quel candidat en « chair à élection ». Pour eux, gagner une élection n’a pas de lien avec un quelconque programme. Elle se gagne sur le terrain, en faisant campagne. On mobilise, on recrute, on racole, on embrigade. Ça, c’est pour se constituer une base. En même temps, on divise, on segmente, on fragmente. Ça, c’est pour désagréger le socle de l’adversaire. Tout ça, c’est comme à la guerre : il faut bien définir quel est son camp et parfaitement intégrer les frontières qui désignent l’opposant. Mais désormais, à Marseille plus qu’ailleurs, les clans politiques sont totalement éparpillés. Et les agents clientélistes s’impatientent.

En 2020, la gauche marseillaise s’est refait une beauté. Même s’il est évident qu’aux dernières municipales, c’est plus la droite qui a perdu par péché d’orgueil que le Printemps marseillais qui a emporté les foules, cette unique réussite en France d’une union des gauches reste la clé de cette victoire improbable. « La situation catastrophique de la gestion de la ville nous a regroupés, explique Sophie Camard, maire du premier secteur de Marseille. Le logement en péril, des écoles insalubres, la destruction du patrimoine, l’abandon de quartiers entiers… Nous ne pouvions qu’être d’accord entre nous. Les petites différences arriveront bien plus tard. » Celle qui a pris ses distances avec Mélenchon reconnaît que la première année a été particulièrement difficile : « Nous avons subi d’incessantes malveillances de la part de quelques cadres de notre administration. » Les grouillements mesquins des clientélismes profonds font toujours du mal. Un clientélisme administratif dont une partie s’explique par la toute-puissance syndicale qui choisit bien souvent des cadres de l’administration, à la ville comme à la métropole. Un bien commun peut toujours pourrir et, dans les rues, la misère attendra.

Confrontés à une administration clientéliste pour le moins passive, les services publics ont depuis longtemps été confiés à des associations plus ou moins maquées avec des élus. Un système politique d’un grand cynisme qui a détruit jusqu’aux prémices de ce qui fait un citoyen : l’école.


Mistral fétide et chaleur humaine

Le vent souffle fort, un vent glacial qui éparpille les vomissures de poubelles adipeuses vautrées dans toutes les rues de la ville, jusque devant les écoles. Les rats engraissés par une troisième grève des éboueurs en quelques mois ne prennent même plus la peine de s’enfuir à l’approche des élèves, dont ils sont devenus comme des compagnons de classe. Les écoles marseillaises sont dans un état de délabrement renforcé par vingt-cinq années de délaissement de la part de la mairie sortante. Un quart de siècle à laisser s’ouvrir les fissures, s’infiltrer l’eau dans les classes, s’écrouler les faux plafonds, s’accumuler plusieurs années d’excréments dans un collecteur mal relié au tout-à-l’égout de l’école La Busserine, dans le nord de la ville.

« Y’a comme une mauvaise odeur.

— Une mauvaise odeur ? Ça doit être un rat crevé. »

Un rat qui n’en finissait pas de crever, avant qu’on ne le découvre, alors qu’il s’était certainement noyé dans la merde accumulée depuis cinq ans juste sous la maternelle d’une cité. Une situation pas des plus faciles pour ses habitants : chômage, enclavement et stigmatisations laissant le champ libre aux réseaux de stups. Dénoncer les réseaux de stups marseillais comme le résultat d’une immigration galopante est la matière première de l’extrême droite. D’ailleurs, les Zemmour et Le Pen se saisissent du film BAC Nord pour dénoncer une sorte de séparatisme qui est aussi bien ethnique que le fait de bandits. Pourtant, ce film d’action a le réalisme d’un Inspecteur Harry.

En effet, Marseille est à la mode. Et particulièrement pour les « shiteux ». La ville est tellement perçue comme la capitale française du shit que des petits jeunes ambitieux descendent de toute la France pour venir faire ici une carrière de dealer. Dans leur tête, ça embauche, avec promotion possible pour devenir un caïd comme dans les films. Dans la réalité, ça exploite, ça s’enfonce dans les problèmes avec l’endettement comme prétexte à toutes les maltraitances. Frédérique Camilleri, la préfète de police des Bouches-du-Rhône, l’observe de plus en plus : « Il arrive désormais souvent que des jeunes dealers se précipitent sur nos patrouilles de police pour demander à être interpellés et ainsi libérés du réseau de stupéfiants qui les séquestre. » Fini le kalachnikov dream. Ces jeunes se font plutôt lumpenprolétariat. Un prolétariat en haillons, criblé de piqûres des punaises de lit qui les accueillent dans les squats dégueulasses qui leur sont laissés par leurs patrons, dans des caves ou des immeubles abandonnés. « Ces employés attirés par la réputation de Marseille sont séquestrés, parfois torturés, et dealent sous la menace de leurs employeurs marseillais », se désole Dominique Laurens, la procureure de Marseille. La méthode est classique : on les accueille bien, on les fait monter à des postes à responsabilités et, au premier foiré, on leur demande de rembourser ou on ne les paie pas. L’endettement oblige puis justifie les pires sévices. « Le pire est arrivé dans la cité Félix Pyat à un adolescent de 16 ans, échappé d’un foyer de Chartres pour venir vendre de la drogue ici, se souvient un flic. Ils lui ont brûlé les couilles au chalumeau. » On commence aussi à compter des « dealers extérieurs », comme les appelle parfois la police, parmi les victimes de règlements de comptes. La politique politicienne peut s’évertuer à ne pas voir ces tristes réalités, elles transforment néanmoins en profondeur les comportements électoraux. Les quartiers populaires ne votent plus, ou votent pour ceux qui paient.

Pourtant, Marseille, si elle ne manque pas de défauts – cette propension à l’arrangement, cette culture gagne-petit, ce vague à l’âme démocratique –, se rattrape en un clin d’œil. C’est une ville dans laquelle on peut te sourire pour rien, comme ça, juste parce qu’on croise ton regard. Il faut réaliser ce que cela peut représenter ! Pour qui vient d’arriver, c’est exotique, comme un bond dans le passé, celui de sa jeunesse. Marseille est insouciante ; un dôme urbain de chaleur humaine. Une tendresse non feinte, dépourvue de ce besoin moderne de tout faire entrer dans une stratégie marketing. Le marketing, ici, n’est que territorial, il est faux, comme tous les marketings. C’est un storytelling politique dont s’est saisi Emmanuel Macron. Il a compris que Marseille était un concentré de France. Un million d’habitants pour raconter le pays. La capitale de la province. Et faire ce qu’il faut pour sauver cette ville, c’est se montrer capable de sauver le pays.

Avec son plan « Marseille en grand », Emmanuel Macron ne se contente pas de venir aider sa dame de cœur. Il a vu, lors des dernières élections locales, La République en marche se faire laminer. Pour réaliser une bonne campagne de proximité, il faut une monnaie d’échange. Mais pour la présidentielle, on peut faire sans réserve de HLM. Il faut les bonnes alliances et quelques pactes de non-agression. Pour les alliances, Emmanuel Macron consulte régulièrement l’ancien maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, qui plus que jamais veut rester dans les combinaisons. Il a connu le président quand il n’était que ministre de François Hollande et Marseille les a rapprochés autant qu’un amour certain pour la manigance politique. Dans sa maison de Mazargues, au sud de Marseille, ou dans sa villa de Saint-Zacharie, dans le Var, Jean-Claude Gaudin reçoit et fait passer des messages. Il veut discrètement aider le président mais aussi nuire encore et toujours à Renaud Muselier, son ancien premier adjoint et désormais meilleur ennemi. Il a entendu dire que Renaud Muselier, le président de la région PACA qui vient de quitter LR, se verrait bien ministre de la Défense d’un second mandat de Macron. « Les alliances du premier tour valent mieux que celles du second », glisse régulièrement au président le roublard Gaudin, suffisamment peu discrètement pour que Renaud Muselier choisisse entre Macron et Horizons. D’autres hésitent à faire un « coming out macroniste ». Samia Ghali, ex-socialiste, est passée par la fenêtre des dernières municipales pour se retrouver adjointe au maire socialiste de Marseille. Dans son secteur, elle avait gagné de justesse contre un communiste du Printemps marseillais avec qui elle travaille désormais au sein d’une même mandature. Elle aussi a été soupçonnée de « fausses procurations », ce qu’elle conteste, et le dossier reste aujourd’hui encore à l’instruction. Confiante, elle se verrait bien ministre ou secrétaire d’État. Celle qui vient de recevoir le grade de chevalier de l’ordre national de la Légion d’honneur va devoir choisir de soutenir explicitement le candidat Macron. Mais, fine politicienne, elle connaît bien son électorat très ancré localement dans le nord des quartiers nord de Marseille, populaire, souvent antisystème, parfois un peu populiste, plutôt anti-pass vaccinal et fan de Raoult plus que du président de la République. « Il va falloir qu’elle se prononce assez vite », avertit Emmanuel Macron à ses relais marseillais, lui qui veut quadriller Marseille au plus vite avant d’entrer en campagne. « Les accords du premier tour valent mieux que ceux du second. » Si Gaudin le dit, c’est que c’est vrai. Des anciens républicains déçus, une repentie du socialisme et un maire de gauche qui ne pourra faire sans lui.

Car Benoît Payan, le maire socialiste de la ville, a besoin d’argent pour rénover les écoles. Le programme, doté de 1,2 milliard d’euros et prévu sur neuf ans, doit traiter en profondeur les problèmes structurels de 174 écoles sur les 470 que compte la ville : déconstructions, reconstructions, rénovations lourdes et remises à niveau. L’État a déjà donné 400 millions et Benoît Payan n’est pas certain que le prochain président de la République, s’il change, reconduira ce soutien. D’autant que les chances de Christiane Taubira, à qui il a apporté son parrainage, restent infimes. Benoît Payan, au sein d’une administration dont tant de cadres ont été mis là avant lui par voies clientélistes, veut transformer la ville et y rester aux commandes.

Marseille sort doucement de nombreuses années d’aseptisation – quand les îlots villageois laissés à l’abandon sont remplacés par de peu coûteux immeubles sans vie, des parkings au rez-de-chaussée pour s’éviter des commerces de proximité et une vie de quartier définitivement annihilée par la fibre optique dans les étages pour être certain que les gens ne sortent plus de chez eux. Avec la hype marseillaise accentuée par la crise du Covid s’accélère un autre phénomène : la gentrification. Pas seulement de certains quartiers villageois. Mais aussi un pillage des cultures populaires pour en faire commerce. Cette faculté énorme à s’accaparer les traditions populaires pour en faire un produit hors de prix. Quand arrivent les premières ratatouilles « déstructurées », les premiers pieds paquets « revisités », les accents mal imités, les commerces « monoproduit » et les premières fêtes branchées dans les quartiers nord où l’on se rend en Uber, c’est alors l’étape de la gentrification des cultures. Un électorat pour le moment peu sensible au clientélisme local et qui se divise entre les « start-up nation » et les « bobos ». Les premiers remplacent doucement la bourgeoisie marseillaise construite sur les clientélismes immobiliers, les seconds absorbant les quartiers laissés jusque-là aux intellos précaires, survivant pour certains grâce à l’aumône de quelques subventions.

La droite locale, vieillissante et plus que jamais déchirée, ne sait pas comment s’y prendre avec cet électorat qui regarde les programmes des candidats sans en attendre une aide personnelle. Martine Vassal est anesthésiée par une répétitive grève des éboueurs au sein de la métropole qu’elle préside, et terrifiée par le contrôle en cours de la chambre régionale des comptes dans les services du conseil départemental dont elle est la patronne. Outre la dette énorme qui s’est creusée, c’est la masse des embauches qui surprend. Elle n’est clairement pas dans les petits papiers d’Emmanuel Macron, qui en la regardant parle de « problème de gouvernance ». Mais c’est de son propre camp que vient la plus grande menace. Dans un courrier, Maryse Joissains, la toujours puissante ex-maire d’Aix-en-Provence, lui reproche ses multiples trahisons.

« Tu dois ta carrière à Jean-Claude Gaudin. Il a été ton maître. […] Tu as été élue des années dans l’ombre de Jean-Claude, tu as lamentablement perdu la ville de Marseille après avoir fait une campagne dispendieuse, même les cartons à pizza étaient décorés à ton effigie. […] En termes de légitimité au suffrage direct, tu as celui de ton canton, soit moins de 50 000 votants et deux suffrages indirects au département et à la métropole. […] L’ivresse du pouvoir est une chose qui peut être fatale. Pour le moment cela marche car tu as le carnet de chèques et c’est la meilleure arme… » Elle lui demande enfin d’arrêter de « promouvoir par vengeance des stratégies de pacotille ». Martine reste empêtrée dans son double jeu avec d’un côté « Pécresse, c’est ma copine » et de l’autre l’envie de rejoindre Horizons.

Fouad attend de savoir pour qui il travaillera. Le mercato des agents clientélistes fermera quand tous les candidats aux législatives auront été désignés. « Les choses se compliquent », souffle-t-il quand il apprend que Benoît Gilles, le dissident de la droite aux dernières municipales, celui qui a fait perdre Vassal, vient d’être nommé responsable d’Horizons à Marseille. Ceux pour qui il bosse peuvent demain devenir ses ennemis. En attendant, Fouad organise des maraudes pour venir en aide aux gens les plus précaires des quartiers nord. Tout autant par empathie que par pragmatisme, pour les garder dans son offre de clientèle. « On achète plus facilement ceux qui n’ont pas grand-chose. Mais on n’a plus rien à attendre de ceux qui n’attendent plus rien. » Fouad ne sait pas plus que les élus pour qui il travaille, ce que deviendra la politique à Marseille. On entre dans le grand nulle part.

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De père en fils