De père en fils

20.09.2022 - Écrit par Alexis Jenni, illustrations de Camille Deschiens.

Texte paru dans la revue Deux mille vingt-deux, éditée par Robert Laffont.

 
 

Mon fils et moi, nous allons régulièrement voir Papi dans son pavillon situé dans un quartier excentré, Papi qui est mon père mais qui est devenu insensiblement Papi avec la naissance de mon fils et le franchissement de la ligne floue de la vieillesse. Il a 75 ans, mon fils 25, moi juste au milieu, nous aimons faire ça, nous réunir en lignée d’hommes, sans femmes parce que pour Papi, plus, pour mon fils, pas encore, et pour moi, c’est compliqué ; on n’en parlera donc pas.

Chez Papi, il y a toujours la télé allumée, quand nous arrivons à la grille, devant le portail, avant même d’entendre sa voix rendue graillonneuse par l’âge, nous entendons le vacarme enthousiaste et sans temps mort de la télévision qui glisse comme une fumée par les fenêtres ouvertes si c’est l’été, un peu étouffé si c’est l’hiver, mais c’est toujours là, une obsession, une signature, un repère pour retrouver le pavillon de Papi dans la rue de pavillons où il habite, tous partageant un air de famille qui pourrait faire s’égarer un visiteur distrait, un livreur trop pressé, ou un facteur néophyte.

Cette bande-son des visites chez Papi, je crois l’avoir toujours connue, avant ça a été des jours entiers de Formule 1 avec la ronde des moteurs déformés par l’effet Doppler, les interminables tournois de tennis avec les frappes régulières de balle interrompues par des « 15-30 » sépulcraux suivis d’une brève salve d’applaudissements, ou les divers animateurs à l’entrain déprimant qui se sont succédé depuis que Jacques Martin est mort. L’apparition des chaînes d’information en continu a été pour lui une bénédiction. Elles n’arrêtent jamais, elles remplissent les pièces de son petit pavillon comme une odeur de cuisine, et je me demande s’il éteint le téléviseur avant de se coucher, parce que comme il en a un autre dans sa chambre, je crois qu’il s’endort devant. Elle est étrange, cette si longue addiction qui continue dans un monde où l’on ne regarde plus la télé, en tout cas plus comme avant, en s’asseyant confortablement devant l’écran à heures fixes, suivre la grand-messe du 20 heures, comme on disait alors, j’ai un jour sorti l’expression devant mon fils, il n’a pas compris. Mais Papi non plus ne la regarde pas vraiment, la télévision, c’est une ambiance sans laquelle il ne peut vivre, il a été précurseur, d’une certaine façon, à s’environner de bruit sans chercher à comprendre le message. Il a essayé LCI, mais l’a trouvée rasoir, il a essayé BFM, mais il les trouve trop mous, c’est CNews qu’il préfère. Et quand Pascal Praud apparaît, il arrête tout ce qu’il fait et fixe l’écran, regarde jusqu’au bout et ne reprend ses activités que lorsque son héros a disparu. Héros, héraut, c’est pareil, les deux vont bien, l’un pour dire l’admiration, et l’autre pour signaler que ce qui est dit à l’écran a été dit pour lui, à la fois à son intention et à sa place. C’est son rôle, à Praud : dire ce qu’il estime que l’on pense, et le dire pour qu’on le pense, c’est circulaire, plus vraiment de l’info, il a inventé une nouvelle discipline, la démagologie. C’est ravageur, un flot continu de CNews, ça agit sur la conscience et le discernement, ça ronge l’esprit et l’entendement, enfin c’est ce que je pense parce que je n’en pense que du mal. Je pense tout à l’opposé, mais c’est Papi qui écoute ça d’une oreille, il est mon père au fond, je peux toujours parler avec lui quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, quoi qu’il pense.

En ce début de 2022 où se préparait la grande cérémonie de l’élection présidentielle, celle qui nous sauve et qui nous tue, se dit-on chaque fois en France, et en fait rien, on se demandait tous les trois quoi voter ; ou plutôt on se demandait s’il était nécessaire de voter plutôt que rien. Mon fils allait voter pour la première fois, il le pouvait depuis quelques années mais il avait toujours été trop indifférent à tout ça pour y aller. « La première fois il faut le faire quand on aime », lui avais-je souvent répété, croyant être sage, et je ne sais pas s’il aime assez un candidat pour se résoudre à glisser un bulletin dans l’enveloppe et ensuite l’enveloppe dans l’urne. Rien de bien compliqué, mais j’ignore s’il est prêt pour le rituel, bulletins en petits tas, enveloppes bleues de papier rugueux, isoloirs à rideaux rouges, appel du nom, présentation des papiers, lancement de l’enveloppe dans l’urne, proclamation d’un sonore « A voté ! », signature une fois qu’on a retrouvé la bonne ligne dans le grand cahier où le nom de tout le monde est écrit, et de voir en tout ça l’exercice de la démocratie réelle. Il n’a jamais voté jusque-là, il préférait les jeux vidéo, suivre des matchs de foot au bar, boire de bières. Je l’avais emmené au bureau de vote un jour d’élection pour qu’il sache comment on fait, c’était comme le faire assister à un mariage pour qu’il sache comment se comporter le jour du sien, mais je ne suis pas certain qu’il soit prêt à l’ambiance ni très sûr de son choix, et je ne sais même pas si c’est une question de choix ou si ce n’est que de l’indifférence.

J’aimerais que nous en discutions, des élections en général, et de cette élection-là, dans trois mois, mais : « À quoi bon ? me dit-il. Quel choix on a ? La droite, la super droite, et un banquier… et puis une série de Schtroumpfs qui ont chacun leur petit dada, leur couleur et leur slogan bizarre, qui se partageront quelques voix, feront un petit discours et disparaîtront. » Le problème, c’est que je suis tellement expectatif que je ne trouve aucun argument à lui opposer pour contrer son indifférence. Ce qui se passe dans cette élection est pour moi mystérieux, je ne suis pas sûr d’en bien comprendre les enjeux, mais je ne suis ni journaliste, ni politiste, ni éditorialiste, ça doit être ça. Lors de mon premier vote à l’aube des années quatre-vingt du vingtième siècle, c’étaient d’autres temps, un autre siècle, les choses paraissaient claires : la gauche désirable contre la droite détestable, il me semblait très évident, ce petit bulletin que j’introduisais pour la première fois dans une enveloppe, j’en avais le cœur battant. Et j’imagine qu’en symétrie, ceux qui voyaient la gauche terrifiante contre la droite rassurante votaient avec la même assurance que moi, les mêmes palpitations que moi, simplement dans un miroir. Maintenant ? Je suis perdu, je ne sais plus, ma latéralisation est brouillée. Mais je vois la guerre qui se livre dans l’esprit des gens, la lutte gramscienne pour l’hégémonie culturelle, la désagrégation de la gauche et le basculement de tout un pays vers la droite, vers une droite, vers des droites qu’il est difficile de définir car elles se multiplient au gré des envolées lyriques, et par scissiparité. Allez donc convaincre un gamin d’aller voter avec tant de doutes.

Papi, je crois que c’est la même chose, malgré ses rodomontades il n’est pas si sûr d’y aller. Il ne croit plus en personne, plus en rien, il se contente de maugréer devant les infos et de s’agiter devant Pascal Praud, son héros. Ou héraut, il faudrait que je lui redemande, le jour où il me l’avait dit je n’avais pas saisi comment il l’avait prononcé, et ce qu’il avait voulu dire.

 
 

Ce jour-là, dès le début de l’année 2022, alors que nous étions tous les trois dans le pavillon de Papi, on sonna. C’était un grand jeune homme aux gestes souples qui venait livrer un carton allongé et lourd. Papi signa du doigt sur l’écran d’un petit terminal, une technique qui donne aux clients l’écriture d’un enfant de 6 ans, et le jeune homme repartit sur son scooter, ses jambes trop grandes faisant un angle aigu qui touchait presque le guidon.

Papi ouvrit la boîte, c’était un fusil. Je n’y connaissais rien en fusils mais le canon me parut gros, il répandait autour de lui un parfum de graisse minérale, la boîte de munitions était lourde et compacte, c’était du plomb en rangs serrés.

« Ça se vend par correspondance, ces trucs-là ? » dis-je, éberlué.

Papi grommela quelque chose d’indistinct d’où émergeait vaguement : « … On peut… si on sait. » Mon fils regardait avec une douce exaltation le canon noir et luisant. Tout le monde aime les armes en ce moment, mon fils comme mon père, chez moi ça a dû sauter une génération, ça sent la poudrière. Papi brandit l’arme :

« Avec ça, dit-il, on arrête un sanglier en pleine course.

— Tu chasses le sanglier maintenant ?

— Bien sûr que non. Mais tu vois où j’habite ? »

Je fis un grand geste vers la fenêtre où l’on voyait des buissons bien taillés et quelques fragments des toits des pavillons voisins.

« C’est sûr qu’il n’y a pas de sangliers ; tu as vraiment besoin d’un fusil ?

— Tu ne comprends rien, bien sûr que je ne parle pas de sangliers. Mais je me prépare. »

Il soupira, posa l’arme et sortit de la pièce. Je le crus fâché, ça n’aurait pas été la première fois, mais il revint avec un livre généreusement corné qui avait été lu et relu.

« Tiens… »

Il me mit dans les mains La France n’a pas dit son dernier mot, d’Éric Zemmour, ouvert aux pages 10 et 11.

« Lis. »

Je lus.

« Aucune petite bourgade, aucun petit village de France n’est plus à l’abri d’une équipée sauvage de bandes de Tchétchènes, ou de Kosovars, ou de Maghrébins ou d’Africains qui volent, violent, pillent, torturent, tuent. »

« Mais c’est n’importe quoi, murmurai-je. Comment se fait-il que l’on puisse le prendre au sérieux ? Parce qu’à moins que l’on n’ait soigneusement rasé les ruines et fait disparaître les corps, je ne vois pas par où elles se sont passées, ces invasions barbares.

— Ce type sait de quoi il parle, je l’écoutais tous les jours sur CNews, avant qu’on ne le fasse taire avec une de ces réglementations tatillonnes faites pour empêcher de parler ceux qui gênent. C’est un puits de culture, cet homme, et il a le courage de regarder la réalité en face, et de le dire.

— Un puits sûrement, mais pas de culture, dès qu’on creuse c’est du vent. Relis ce passage, mais lentement : rien n’existe. À part les fantasmes.

— Tu n’es pas d’accord avec le diagnostic qu’il pose ?

— Je suis en opposition totale avec ce diagnostic parce que ce n’en est pas un.

— Tu ne veux pas voir la réalité, alors ?

— Quelle réalité ? Comment peut-on envisager un instant que ce soit la réalité ? Ce sont des angoisses d’homme mûr travaillé par l’andropause, sur lesquelles il brode avec des envolées de plume. De plume ! Du vent.

— Tu n’as pas remarqué, le livreur ?

— Remarqué quoi ?

— Qu’il était noir.

— Oui, et ?…

— Tu n’as pas remarqué que tout le monde est noir maintenant ? Tu ne vois pas que ça change ? Qu’ils nous remplacent ? Mais regarde un peu, on en parle toute la journée à la télévision.

— C’est bien le problème… »

Et voilà, la télé, cette télé, avec l’habitude j’en oubliais qu’elle était toujours allumée, envahissante au point qu’on ne l’entendait plus, elle faisait partie des meubles, elle faisait papier peint. Ce que l’on y disait à longueur d’émissions politiques prenait part à la lutte gramscienne dont l’enjeu était l’esprit des gens. Quand Bolloré, son propriétaire, avait témoigné devant une commission sénatoriale qui s’inquiétait de la concentration des médias entre les mains de quelques milliardaires, qui, pouvait-on penser, leur faisaient jouer un rôle politique de propagation d’opinion, c’était avec son sourire sympathique et roublard qu’il avait rétorqué aux questions soupçonneuses des sénateurs : « Personne n’a l’ambition de faire des chaînes d’opinion, c’est sans intérêt. L’essentiel du groupe, c’est le divertissement, le sport et les séries. Je le dis pour évacuer le fantasme du projet politique. Les groupes de médias et de culture sont les plus rentables du monde après le luxe. C’est pour ça que je m’y suis intéressé, avait-il conclu avec ses yeux rieurs. Et quand la chaîne a engagé Zemmour comme animateur, personne ne pensait qu’il allait être président de la République. »

Cette dernière réplique, un lapsus sans doute, mais comme tout lapsus il était traître et montrait la queue du loup caché derrière le rideau, l’ombre de ce qui intérieurement est caché, de ce qui est désiré, fit rire mon fils. « Badaboum ! Patatras ! » Il rit. Il aime quand le patronat se prend les pieds dans le tapis, quand les politiques se trahissent. Il adore quand Quotidien, l’émission télé de TMC-TF1, la télé du temps où on la regardait, entre irrévérence et démagogie, filme les députés en train de dormir en séance, et aussi il adore Merci Patron ! de François Ruffin, ce documentaire où le réalisateur aide un couple de licenciés à faire cracher au bassinet le patron, le grand, le riche, l’impeccable Bernard Arnault. Mon fils a la gauche taquine, ironique et un peu de mauvaise foi, il adore Ruffin parce que c’est le Renart du Roman de Renart, qui à chaque épisode ridiculise Ysengrin, le loup dominateur, seigneurial et un peu benêt. Quand je lui fais remarquer que c’est quand même pas ça, la gauche, c’est plus collectif et plus social, il rétorque comme un jeune homme qui ferraille contre son père. Pour lui, Ruffin dit des choses fortes, des choses locales et singulières mais fortes : la vie des gens. Et il n’y a que ça d’important, la vie des gens, parce que c’est nous. Il le fait avec des moyens de saltimbanque, mais qui écoute maintenant quelque chose si ce n’est pas dit par un saltimbanque ? Dans la société du divertissement où nous sommes, où l’on peut tout le temps et partout se divertir, il n’y a plus que les saltimbanques qui puissent être entendus, parce qu’eux seuls retiennent l’attention.

Coincé par l’âge entre Papi et mon fils, je me sens le seul raisonnable, mais raisonnable impuissant. L’un ricane et l’autre vitupère, et moi je me tais, je me dandine car je ne sais plus sur quel pied danser. S’il faut voter, qui d’entre nous ira ? Personne ne veut plus voter parce qu’on ne rêve plus que de la violence, l’affrontement direct avec les flics au milieu, barricades et révolution pour la gauche, guerre civile pour la droite, on veut l’embrasement. Voter ? Un truc de vieux, ou de dégonflé, ou bien de dupes. Pour la dernière raison, Macron leur donne raison.

Moi, j’y crois encore par habitude, mais je suis un socialiste des années 1980, alors complètement perdu dans les années 2020, ne sachant plus à qui me vouer, à qui me raccrocher, mon panthéon est vide, il n’y a plus de sphinx à la rose qui marche avec majesté dans ses couloirs souterrains, plus que des notables et des apparatchiks qui rôdent avec les épaules affaissées en emportant leurs archives. Et le vieux truc du barrage républicain ne fonctionne plus : moi ou le fascisme. On m’a bien eu sous Chirac, j’ai été blanc avec Macron, maintenant ça ne m’intéresse plus. Ils voulaient changer la vie, ils ne veulent plus que protéger deux, trois trucs, alors ils disparaissent. Qui invente, maintenant ? Ils se disputent.

À force de parler, au milieu de l’après-midi nous avons commencé à boire, Papi a toujours un excellent armagnac qui réjouit les sens et apaise l’esprit, qui rassemble les extrêmes, émousse les ressentiments, un alcool complexe et rustique qui aplanit d’un coup de fer les discours déformés par les tensions.

En fait, c’est surtout moi qui suis tendu, ayant perdu ma cause. Eux deux en ont trouvé une, de cause, alors ils affectent de ne pas se parler pas directement, ils passent par le neutre, c’est-à-dire moi ; le neutralisé plutôt.

Ils réenchantent la vie, l’un par la colère et le ressentiment, l’autre par la dérision et le jeu de massacre. Voter ? Pourquoi ? Aucun des candidats ne fait ce qu’ils font en leur for intérieur : chérir l’affrontement direct. Sauf Zemmour, pour l’un, assez fou pour faire ce qu’il fantasme, mais peut-être se retirera-t-il en fin de compte, fatigué et heureux de cette belle aventure narcissiquement enivrante, et Ruffin pour l’autre, veilleur, dernière conscience de gauche, lanceur d’alerte et poil à gratter, mais qui ne se présente pas, son métier d’agitateur l’occupe pleinement.

« Regarde, Papa, plus personne ne veut discuter de rien, seulement faire fonctionner la machine. Quand Ruffin est venu à la tribune de l’Assemblée en maillot de foot, il a créé un scandale, une vraie tempête dans un petit verre d’eau. Il voulait soutenir la loi qui aurait taxé un tout petit peu les transferts de joueurs pour des sommes délirantes, totalement hors-sol, pour soutenir le foot amateur, ce réseau d’associations et de bénévoles qui fait exister le sport dans les campagnes et les banlieues où sinon il n’y aurait rien, il voulait soutenir le dévouement des gens qui fait que le pays tient malgré toutes les misères. Son maillot, c’était celui de l’Olympique eaucourtois, un petit club de la Somme que personne ne connaît au-delà des communes voisines, c’était beau, et juste, de faire entrer dans l’hémicycle le visage de ces gens des petits clubs. Et on s’est foutu de ce qu’il apportait et qui aurait rendu le monde un peu meilleur, on n’a pas parlé de la loi, on l’a repris sur le maillot. “Vous revenez avec une tenue correcte et on en reste là”, lui a dit le président de l’Assemblée, tu sais, le de Rugy, celui qui n’aime pas le homard parce que ça lui fait mal à la tête, moi je n’ai jamais eu l’occasion d’en manger, celui-là qui est toujours en costard et en cravate bien serrée, toujours impeccable comme si c’était peint sur lui. Et comme Ruffin a refusé, il voulait que l’on garde l’image pour faire passer le discours, eh bien il a écopé d’une amende, un quart de son salaire, de son indemnité plutôt, pour “provocation envers l’Assemblée ou son président”. Alors qu’il n’y a aucun texte qui définit la tenue correcte, ni même la tenue normale.

— C’est un détail, non ?

— Pas du tout, c’est un symptôme. Il a été rejeté de façon un peu méprisante par toute une assemblée qui considère avoir acquis par élection le droit de discuter en paix, entre élus, sans que les gens s’en mêlent. Ruffin veut que les gens s’en mêlent, ce qui rendrait la démocratie un peu plus directe.

— Tu as raison, petit-fiston, éructa brusquement Papi. On n’écoute pas le peuple, je le dis depuis un moment, mon crétin de fils, ton père, ne veut pas l’entendre. Il faut écouter la colère du peuple, sinon tout va péter et lui il chipote sur le peuple, trouve que c’est pas le bon mot. Mais le peuple c’est le peuple, et lui il ne sait plus ce que c’est, cet enfant gâté.

— Je ne parle pas de peuple, Papi.

— Mais alors tu parles de quoi ?

— Des gens. Le peuple, c’est abstrait, c’est global, c’est une idée de droite qui met tout dans un même sac et par là n’empêche pas les inégalités ni l’exploitation. Moi je parle des gens. Ruffin parle des gens, chacun avec son nom, son visage, sa vie. Il est documentariste : il va voir, il se mêle, il intervient. Ça devrait être ça, la politique. C’est ce qu’il faudrait faire. Mais quand il vient en parler, parce qu’il n’est pas habillé en pingouin mais comme tout le monde, on le fout à la porte. Alors tu sais, moi, la politique… pourquoi je m’en mêlerais ?

— J’y crois pas, il ne croit pas au peuple », ronchonna Papi en resservant tout le monde.

Nous levâmes tous les trois notre verre, ce n’est pas parce qu’on n’est pas d’accord qu’on ne peut pas boire ensemble : « Au peuple ! lança Papi.

— Aux gens ! rétorqua mon fils.

— À la lutte des classes ! » dis-je d’une voix pas très assurée, parce que moi j’ai toujours tendance à parler de lutte des classes même si plus personne ne me croit.

On fait semblant que les classes n’existent plus, on fait semblant que droite et gauche n’existent plus, alors on ne comprend plus rien et les inégalités prospèrent. Ceux qui subissent la crise perpétuelle, la paupérisation lente, le durcissement du travail quand il en reste, et l’aggravation des inégalités, ceux-là seront-ils le peuple ou bien les gens ? La lutte gramscienne, c’est de bien nommer les choses.

Et CNews de continuer son ronronnement d’ambiance, qui sous le masque du divertissement assène les éléments de langage du libéralisme autoritaire jusqu’à ce qu’on les croit vrais, les seuls vrais. Bolloré avait supprimé Les Guignols de l’info sur Canal après avoir racheté la chaîne, il les a réintroduits sur CNews, mais en vrai, vivants, et qui ne se moquent plus de lui.

Et en face, la gauche délabrée qui ne sait plus quoi dire, qui se désagrège sous les yeux de tous en négociant une union électorale ratée plutôt que de parler de ce qui compte : c’est quoi, une société ? À droite on sait, à gauche on ne sait plus. À la super droite on a des idées catégoriques sur tout et on les martèle, à gauche on bricole, on tâtonne, on n’ose plus.

« Vous vous rendez compte que nous appartenons au plus gros parti de France ?

— Pffff, nous n’avons rien de commun, et je n’appartiens à rien, grommela Papi.

— Quel parti ? demanda mon fils, qui voulait quand même savoir, ce qui fait que je ne désespère pas de lui.

— Le parti de ceux qui ne se déplaceront pas, ceux qui ne voteront pour personne et laisseront décider pour eux des gens qu’ils ne connaissent pas.

— Ah, c’est pas faux, soupira Papi.

— Grave ! » lâcha mon fils. Et pour une fois un tic de langage avait un sens.

Nous nous tûmes. La bouteille d’armagnac était vide. Nous allions ne rien faire.

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