Un aller pour la Terre

23.01.2021 - Écrit par Clément Osé, illustré par Charles Monnier

Ce matin je me suis réveillé dans le cossu pavillon de banlieue parisienne de ma croissance et ce soir je m’endormirai dans la grange inconnue d’une ferme décroissante. C’est comme ça que commence la néoruralité. J’en suis arrivé là, comme d’autres, qui avaient le luxe de se poser la question de leur avenir et qui ont voulu lui donner le fameux « sens » qui fait criser tant de monde.

 
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Le grand départ

 

11 avril 2018, 15 heures et des poussières. Pas de poussière, de l’asphalte. Des pas sur l’asphalte. L’inconnu qui m’a pris en stop et déposé s’en est allé, merci bien. Je progresse vers la barrière du péage, sortie numéro neuf de la déserte autoroute de Gascogne. Deux personnes m’attendent sur le zébra de l’autre côté. On balance le sac dans le coffre et les politesses dans l’habitacle alors que la bagnole épouse les premières collines béarnaises sur fond de Pyrénées embrumées. Elle, Christine, conduit la voiture et la conversation, rude dehors, sensible dedans. Il, Christophe, assaisonne de quelques blagues, d’une voix grave et douce ; on roule. Ce matin je me suis réveillé dans le cossu pavillon de banlieue parisienne de ma croissance et ce soir je m’endormirai dans la grange inconnue d’une ferme décroissante. C’est comme ça que commence la néoruralité. J’en suis arrivé là, comme d’autres, qui avaient le luxe de se poser la question de leur avenir et qui ont voulu lui donner le fameux « sens » qui fait criser tant de monde. Le schéma classique : le stage, l’ennui professionnel, les doutes, le voyage initiatique et la carrière qui dérape, l’employabilité qui diminue. Les envies de temps libre, de partage, de grand air, de travail manuel, d’espace, de nature, remplacent l’ambition du CDI et redéfinissent le produit intérieur brut. J’ai décidé de vivre léger et déniché un collectif sur Internet où ils semblent sincèrement appliquer l’altermondialisme. L’utopie se trouve sur une crête, dans un village, mignon, sans plus, au milieu des monocultures de maïs. La départementale sert de grand-rue et le seul monument est celui des malheureux morts pour la France. La mairie est ouverte une après-midi par semaine et tous les commerces, sauf le garage Peugeot, ont été gobés par le Carrefour Contact situé dans le village moins petit, à cinq kilomètres. Le collectif où je débarque constitue un facteur d’augmentation de la démographie communale, ce qui fut souligné lors des vœux du maire entre l’apéro et les saucisses cocktail sur les assiettes en plastique. À la ferme, on mange bio à forte dominante végétarienne. Une bonne partie de notre carburant pousse sur place et ça lui donne un goût particulier. C’est Valérie qui est de cuisine aujourd’hui, elle sert une savoureuse déclinaison de blettes pour récompenser les travailleurs des champs et du bâtiment. Répit des corps, concert d’inox sur porcelaine, chaleur du poêle.

Je crois bien que c’est à table que j’ai entendu parler d’effondrement pour la première fois. Je me suis dit merde, tout était parfait jusque-là. J’avais dégoté un collectif écolo, structuré, bonne ambiance, épargné par le polyamour débordant, la ganja à outrance et le chamanisme improvisé mais à table ça parlait fin du monde. De ce que j’avais saisi, le gourou français de l’effondrement s’appelle Pablo Servigne, un type qui n’a pourtant pas une tête à raconter des atrocités : universitaire en tee-shirt, cheveux qui poussent, petite barbe clairsemée, regard brillant de bienveillance. Il a l’air sympa comme tout. Pourtant Valérie est régulièrement minée par la lecture de ​Comment tout peut s’effondrer​, un recueil de mauvaises nouvelles signé Pablo, qui cartonne en librairie. Valérie est sophrologue et elle aime bien faciliter les réunions avec une voix zen et un peu lente. Elle dit souvent « prendre soin de l’humain » et elle aime bien les concepts qui commencent par « co » comme la coresponsabilité, la codécision, la cocréation et le collectif, bien sûr. Elle aime quand c’est organisé et formalisé. Elle a lancé les « points tables » pour pouvoir parler organisation pendant les repas et souvent, elle vient manger avec une petite liste. Pas mal de choses fonctionnent grâce à sa vigilance et ça lui arrive de mieux connaître mon emploi du temps que moi. C’est la copine de Marc et la mère de Noé qui a le plaisir fluctuant de vivre sa crise d’adolescence dans un écolieu. Il se rebelle, peut-être (je ne suis pas psychanalyste), en jouant à ​Farming Simulator,​ un jeu vidéo développé par les multinationales de l’agrobusiness. Valérie est une voyageuse, dit-elle souvent, avec un subtil accent toulousain à demander qu’on lui mette sa chocolatine dans une poche. Quand je suis arrivé à la ferme, Marc, Valérie et Noé étaient sur le départ pour un tour de France de l’effondrement, à vélo. Youhou ! j’ai pensé. Leur projet était d’organiser des soirées-débats sur la question pour balancer un pavé dans les marres à écolos et prendre la température par rapport au réchauffement.

 
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Apéro fin du Monde

 

La première soirée avait lieu dans le chef-lieu de canton, celui qui abrite le Carrefour Contact mais surtout une ​bastide​, vieille place affranchie de la géométrie, bordée d’arcades en pierre, corroborant l’idée que les constructions anciennes ont plus de cachet que les hangars de taule livide de la grande distribution. La soirée commençait par un sondage spatial : le public était invité à se mettre d’un côté ou de l’autre de la salle pour signifier si oui ou non il avait déjà entendu parler d’effondrement. Je n’étais pas le seul novice. Et puis, ils ont passé une bonne vingtaine de minutes d’une interview où Pablo Servigne explique que les « collapsologues » sont des scientifiques qui s’intéressent à l’effondrement de notre civilisation, qui fouillent dans toutes les disciplines (démographie, économie, finance, géologie, climatologie, etc.) et qui passent une bonne partie de leurs journées à regarder des courbes pour arriver à la conclusion qu’à un moment ça va faire crac. La société « thermo-industrielle », celle dans laquelle nous vivons et où plus rien ou presque ne marche sans pétrole, va s’effondrer. Les travaux cités, comme ​Les limites de la croissance​, le fameux ​Rapport Meadows sorti dans les années 1970 et dont j’avais même entendu parler en première ES, tout le monde les connaît déjà et je me demandais ce qu’avait inventé Pablo. En fait rien. Je réalisais que les collapsologues étaient surtout des compilateurs d’informations scientifiques incontestables, sauf à se livrer allègrement à la mauvaise foi ou au déni. En étudiant les interdépendances, les collapsologues formulent des scénarios et des hypothèses sur la fin de notre monde. Parce que c’est ça le message derrière le mot « effondrement » : il a déjà commencé pour nombre d’espèces et nous ne sauverons pas le monde tel qu’il existe, il n’y a pas de transition écologique ou de croissance verte qui tienne, il faut se faire à l’idée qu’il n’y aura bientôt plus rien dans les rayons pillés de feu Carrefour Contact. Quand Marc a sondé les gens sur la probabilité que ça arrive d’ici une dizaine d’années, il y avait pas mal de convaincus. Quand il a demandé comment se sentait le public, beaucoup se sont agglutinés sur le mur de droite : mal.

Marc est venu à vélo couché autoconstruit. Il prend un malin plaisir à se faire discrètement remarquer comme l’écolo du canton. Ça va faire pas loin de vingt ans qu’il milite dans les nébuleuses écologistes de France et de Béarn et il est un peu désabusé, même s’il reste fidèle aux marches pour le climat. Dès qu’on le lance sur le sujet, il a vite fait de lâcher que « l’écologie politique a montré son incapacité à apporter une réponse proportionnée à l’urgence de la situation ». Il est plutôt branché initiatives locales, concrètes, sans se faire d’illusions sur le rapport de force entre les décroissants et les capitalistes. Il a souscrit assez vite à l’idée de l’effondrement, comme si Pablo avait mis un mot sur la multitude de constats et de slogans qu’il écrit à la peinture blanche sur ses tee-shirts noirs. Il s’habille essentiellement en noir. À une ceinture, il préfère sa chambre à air, noire, et ne se déplace jamais sans sa gourde, noire, la tête toujours pleine de calculs et de réflexions derrière des binocles rondes, d’une couleur qu’il aime bien. C’est un rêveur efficace, un généreux nonchalant, un révolutionnaire ordonné et un rigolo discret. Marc est ingénieur mécanicien, il a commencé dans l’informatique et ça a pas mal marché. Il a revendu l’entreprise pour s’essayer à la production en série de vélos couchés. Puis il a fini par se lancer, avec toutes ses économies et quelques copains, dans un projet devenu la Ferme Légère, chez nous. Dans la formule magique de ce genre de lieux où l’on nourrit le maximum d’ambition écologique avec le minimum de moyens, je pense qu’il faut un Marc, c’est-à-dire un bricoleur insatiable qui ne recule devant aucun défi technique, ni même celui, tellement raconté qu’il est entré dans notre mythologie fondatrice, d’avoir, en trois mois, tenez-vous bien, tenez-vous mieux, démonté l’ancienne toiture de la ferme et rebâtit la nouvelle deux mètres cinquante plus haut, charpente comprise, à la seule force des bras. Rien ne s’est encore effondré.

 
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L’important, c’est l’atterrissage

 

Les toilettes sèches fonctionnent de la même façon que les autres à l’exception de la chasse d’eau : elles constituent un moment privilégié de réflexion sur les fondamentaux. Les nôtres sont tapissées de dessins et de petits mots. Mon regard se fixe sur une citation d’Antonio Gramsci, intellectuel communiste italien du début du siècle dernier, écrite au stylo sur la porte « Le pessimisme de la connaissance n’empêche pas l’optimisme de la volonté ». Il devait être collapsologue. Ma première réaction a été de penser que tous nos efforts pour refaire le monde à la ferme étaient vains. Le monde se déferait quand même. Notre rustine ne tiendrait pas. Nous n’étions pas assez autonomes dans notre autonomie avec nos panneaux solaires industriels et nos approvisionnements chez Biocoop. La nouvelle de l’effondrement était d’abord démobilisatrice, et c’est la critique qu’entendaient Marc et Valérie à longueur de voyages en débattant avec des écolos qui leur répondaient qu’il fallait continuer à dire « transition » pour encourager les troupes, le tri sélectif et les fameuses initiatives locales. La Ferme Légère elle-même s’était créée avant que le mot « effondrement » ne fasse son apparition dans notre quotidien.

Est-ce que ce présage avortait notre projet ? Non, en fait non. L’effondrement n’est pas la fin « du » monde, c’est la fin « d’un » monde et d’un monde malade qui a fait de nous des altermondialistes. Et si l’effondrement provoquait l’arrêt brutal de la surconsommation qui hypnotise nos voisins, du productivisme aveugle des monocultures qui dévisagent les plaines du Béarn, saccagent nos sols, souillent nos rivières et multiplient les cancers ? Et si l’effondrement mettait enfin un terme à la lente agonie des grues qui déploient leur V majestueux à la fin de l’hiver dans le ciel de la ferme ? Si les enseignes lumineuses de Las Vegas ou de Dubaï s’éteignaient à la place de la faune et de la flore ? Si l’effondrement signait, par la force des choses, la fin des inégalités indécentes de répartition des ressources, de leur surexploitation, des forages pour le gaz de schiste qui menacent la colline d’en face, la fin du simulacre démocratique, de l’industrie du burn out qui a rongé ma mère, des frontières qui privent Mohamad d’une existence légale ? Peut-être l’effondrement était-il une bonne nouvelle, finalement. La douche froide qui remettrait la société d’aplomb, la grande régulation dont nous étions incapables. Après avoir infligé à notre corps l’ingestion compulsive de l’intégralité des sucreries de la boîte de Quality Street, heureusement, la boîte est vide : on va pouvoir faire autre chose. Et puis peut être que l’accident permettrait aux survivants de prendre quelques leçons de conduite.

Quand on a de la visite, c’est Valentin qui fait faire le tour du copropriétaire aux curieux. Il commence par le bâtiment avec l’histoire de la vieille ferme de 1789. On ne voit plus bien le dernier chiffre gravé au-dessus de la porte mais il dit 1789. Et puis il passe directement à l’explicitation du caractère bioclimatique de la baraque : « Baies vitrées de récup’ au sud et à l’ouest, isolation extérieure en laine de bois au nord et à l’est, en plus des épais murs en galets typiques du coin. Résultat : on allume très rarement le poêle, juste quand il fait très froid. Et on en profite pour cuisiner dessus. » L’alternative au gaz pour la cuisson c’est la parabole, qui capte les rayons du soleil et les concentre vers un point central où siège une grosse gamelle en fonte noire. À force d’entendre parler de l’effet de serre, on a décidé d’en construire une pour envelopper le rez-de-chaussée ; ça réchauffe le climat de la maison sans qu’on ne lève le petit doigt. Les ampoules, les machines à bois de l’atelier, les ordinateurs ou le lave-linge, en attendant la répartition du modèle à pédale, marchent avec les vingt-deux mètres carrés de panneaux solaires photovoltaïques et les vingt-quatre batteries. Valentin indique fièrement l’interrupteur du réseau, baissé, preuve tangible du schisme électrique. Nos fournisseurs sont le soleil et la forêt et on triche juste encore un peu avec les bouteilles de gaz. Aujourd’hui il fait beau, l’indicateur de charge des batteries affiche 100 % : c’est jour de lessive. Avant de devenir présentateur d’écolieu, Valentin a poussé dans un petit patelin du Nord-Ouest jusqu’à devenir batteur d’un groupe de Death Metal, intérimaire puis ambulancier. Quand il parle des patients qu’il conduisait, ça lui fait quelque chose et ça fait quelque chose de l’écouter. C’est le copain d’Élodie qui, elle, faisait des états des lieux dans des logements sociaux. La première fois que j’ai entendu parler d’eux à la ferme, ils écrivaient de Notre-Dame-des-Landes où ils étaient allés opposer la fraternité de la lutte et la justice climatique à la violence des expulsions et des assauts de la gendarmerie mobile. C’était des militants, des vrais, des zadistes. Élodie écrivait qu’elle ne supportait pas trop l’ambiance de guerre et qu’elle avait hâte de cultiver hors de portée des grenades lacrymo et des démolitions. Ils ont débarqué en camion aménagé, un mois après mon arrivée à la ferme. Élodie organise, aménage, jardine et bricole. Elle se forme à l’herboristerie et compte ouvrir un « tiers-lieu coopératif » avec des copines. Elle aide aussi Valentin à cogiter à sa future source de revenus : les poules pondeuses. Quand Valentin part pour les champs, c’est chapeau de paille et chemise à carreaux. Il est moyennement crédible comme cowboy mais quand il revient après avoir joué de la grelinette pendant des heures, il a un grand charisme pour entraîner les autres à l’apéro.

 
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Dissonance cognitive

 

Notre demi-terrain de football de potager avec ses trois serres et son plein champ nous dispense d’acheter des légumes les trois-quarts de l’année. Nous travaillons la terre à la main et le moins possible pour ne pas déranger le petit monde du sol. Certains habitants, notamment les limaces, ont les mêmes goûts que nous, ce qui entraîne des embrouilles de voisinage que nous tentons de contenir avec le renfort de cannes carnivores. Les maraîchers disent que ça devrait s’arranger, quand les champignons auront repris du poil de la blette. Certaines plantes non désirées, comme le rumex, se plaisent aussi particulièrement sur nos plates-bandes où elles font une concurrence têtue aux légumes que nous souhaiterions y voir s’épanouir. Alors nous désherbons, au soleil, en groupe, en discutant, en écoutant de la musique, et finalement ce n’est pas désagréable. Pour que le sol ne soit jamais « à nu », il est très pudique, et pour éviter qu’il ne sèche au soleil et ne perde sa qualité primordiale d’éponge, nous l’emmitouflons sous une couverture de paille qui se décompose et le nourrit de « matière organique », ce qui a pour effet de le rendre heureux, habité et donc fertile. Un jour Tom rêve de mettre les mains dans un humus noir et meuble à l’ombre de haies qui formeraient ce qui s’appelle une « forêt comestible », le graal des systèmes agroécologiques. Tom et Lucille sont toujours fourrés ensemble. Ce sont les derniers arrivés à la ferme, à 19 ans. Quand je me souviens dans quelle adolescence je pataugeais à cet âge, je me dis qu’ils ne perdent pas de temps. Pour se payer le luxe de la sobriété consciente de l’effondrement, ils ont passé quelques mois à manger des pâtes et à faire le ménage dans les grandes surfaces, histoire d’économiser de quoi tenir à la ferme avant de trouver un gagne-pain au levain. Tom devient boulanger du coup, et va faire fumer le four de la ferme pour vendre la tendresse qui en sort avec son vélo électrique.

Quelques mois après l’arrivée dans nos vies du messager Pablo et passées les phases de sidération collatérales, tous les fermiers avaient renforcé leur conviction que ce que l’on faisait était sérieux. On essayait d’inventer ce qui pourrait marcher après l’effondrement, à condition que la destruction de l’écosystème s’arrête avant nos dernières ruches. On s’était mis en tête de se préparer, ce qui en soit est un vaste sujet puisque l’on ne savait pas comment le-phénomène-dont-on-prononce-le-nom-au-moins-une-fois-par-jour allait se manifester. L’un des éléments les plus tangibles concernait le pétrole et sa disponibilité de plus en plus réduite. On peut prévoir ce qui serait compliqué à faire ou à produire sans liquide magique, et la liste est infinie. Ce n’est pas juste une histoire de prendre le vélo à la place de la voiture qui n’a plus de carburant, la question c’est comment produire des vélos sans pétrole, donc sans transport routier pour acheminer les pièces, sans plastique, sans machines thermiques pour sa fabrication. Pour avancer dans la préparation, nous avons utilisé notre « outil » de toujours : les réunions. Après les réunions hebdomadaires pour traiter des aspects pratiques, les « réunions émotionnelles » pour désamorcer les tensions au sein du collectif et s’aimer les uns les autres, on a commencé les « réus effondrement » qui tenaient plus de la prospective. C’était laborieux : on a listé ce qui comptait pour nous, et qui est assez universel : boire, manger, se laver mais aussi se cultiver, entretenir des liens sociaux, se divertir, etc. et ce que nous arrivions plus ou moins à faire par nous-mêmes. On en a tiré un certain nombre de sujets prioritaires qui combinaient le fait d’être essentiels et sur lesquels on avait des progrès à faire en matière d’autonomie. Le mot qu’on a alors commencé à ériger en réponse à l’effondrement est un autre concept à la mode : la résilience. Si notre puits est toujours plein, que nous avons une pompe manuelle increvable et de l’eau potable, nous sommes résilients pour l’eau.

Ces tempêtes de cerveau nous ont aussi conduits à réfléchir aux savoir-faire et compétences à acquérir pour se débrouiller : médecine, agronomie, ferronnerie et dans tout un tas de domaines qui sont assez cruciaux pour l’existence et que l’on délègue généralement à des spécialistes ou à des machines. Pour tout ça on a pensé qu’il était indispensable de se doter d’outils de pointe : les livres. Parce que ce sont des supports plus durables que les barrettes de mémoire, qu’ils marchent sans batterie et s’allument rapidement. On a pensé qu’un certain nombre de choses deviendraient aussi obsolètes qu’une voiture sans essence, à commencer par l’argent. En cas d’effondrement, le cours de l’euro risque de s’en ressentir, si tant est que le système monétaire perdure. La valeur des biens risque d’être redéfinie, on s’arrachera les écrase-purées manuels et on bradera les écrans LCD. Du coup, on a aussi commencé à chercher comment nous pourrions convertir nos économies pour acheter des choses qui, le grand jour venu, seraient plus utiles que des bouts de papiers avec des chiffres dessus. À chaque fois, en sortant de réunion, j’avais la sensation qu’on allait loin, trop loin, je ne me sentais pas prêt à vider mon compte en banque pour investir dans des scies à main qui ne se fabriqueront plus, faute d’industrie.

Alors que c’est du bon sens. Seulement quand je regarde le monde en pissant sur le champ du voisin, il y a toujours des voitures sur la route et des avions plein le ciel, et Easyjet n’a toujours pas fait faillite. Les grenouilles de l’étang et leurs coassements amoureux contredisent le déclin pourtant avéré d’une biodiversité aux abois. Revoilà la dissonance cognitive.

 
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Effondrement. Mais quand ?

 

Je crois que depuis la soirée effondrement où j’ai découvert Pablo, ce mot nous fait de moins en moins peur. On l’utilise pour relativiser les préoccupations quotidiennes, analyser l’information au travers de son prisme déformant, faire un peu de cynisme ou se moquer de nous-mêmes, parce que l’on doit paraître un peu barrés à certaines personnes qui se retrouvent à notre table. D’autres visiteurs, de plus en plus nombreux, sont au contraire attirés par la nouvelle étiquette de la ferme. On reçoit des « collapsonautes » et on est invités régulièrement à des événements sur le sujet. En fait, une des conséquences pré-effondrement est que l’on se fait des amis, des copains effondrement, en accédant à un espace de socialisation nouveau : « Vous aussi vous pensez que c’est bientôt la fin du monde ? Tchin tchin ! » Marc et Valérie commençaient à se faire une petite réputation dans le milieu depuis leur voyage et ça a fini par attirer l’attention des médias. Des journalistes plutôt sympathiques viennent passer quelques jours à la maison pour écrire un papier sur les extraterrestres, les prendre en photos, les filmer ou trouver de l’inspiration pour une bande dessinée. C’est la première fois que notre quotidien fait l’objet de reportages. On nous filme en train de manger de la salade ou de beurrer des tartines sous prétexte que c’est ce à quoi ressemble la préparation à l’effondrement. On se dit que ça ne peut pas faire de mal aux gens d’entendre parler de la question du siècle mais on a toujours peur que les journalistes nous fassent passer pour des survivalistes. Partant d’un constat proche du nôtre, bien que souvent plus paranoïaque et hollywoodien, les survivalistes en arrivent à une réponse radicalement différente : acheter des conserves et des médicaments pour tenir trois mois dans un bunker, armés jusqu’aux dents. Peut-être sommes-nous naïfs mais nous voulons croire que le salut sera un peu plus joyeux et tiendra davantage à la solidarité qu’au repli. On se demande ce que fait le survivaliste quand il a fini son dernier grain de maïs en boîte. L’autonomie que nous cherchons à atteindre n’est pas autarcique, au contraire. En réunion effondrement on se dit qu’il serait assez crucial d’avoir le plus de copains possible dans le coin pour pouvoir échanger nos légumes contre des céréales le jour où les aliments voyageront plus difficilement. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on vit en collectif, parce que ça simplifie les choses de les faire ensemble. À dix, on a pu retaper une vieille ferme en trois ans, on peut cuisiner un jour par semaine et se mettre les pieds sous la table le reste du temps, faire un grand jardin, avoir dix fois plus de solutions, de contacts et de moyens face à un problème, et surtout prendre ce petit shoot quotidien d’amitié dont le plus solitaire des ermites a besoin.

Effondrement. Mais quand ? Pablo dit que ça a déjà commencé chez les oiseaux, pour les insectes, dans le Sahel, mais que ça va empirer, et que ça bouleversera nos quotidiens français entre demain et 2030. Dans pas longtemps. Tic-tac. Alors, est-ce que la ferme est prête pour le grand soir de l’effondrement et les folles années qui suivront ? Non, bien sûr que non, nous n’y échapperons pas, parce que, n’en déplaise aux ​brexiteurs​, il n’y a plus d’île depuis longtemps sur Terre. À la ferme, les scénarios divergent concernant la scène de fin : disparition totale de l’espèce humaine à laquelle je refuse de croire, famines, pénuries de masse, guerres civiles, effondrement soudain ou étalé dans le temps ? La vérité est que nous n’avons que des hypothèses et que Pablo n’est pas beaucoup plus avancé. Je sais que si les panneaux solaires tombent en panne après l’effondrement, nous n’aurons plus d’électricité parce que l’on serait bien incapables de fabriquer des composants photovoltaïques avec ce qui pousse dans le jardin et les outils de l’atelier. Je sais que je pourrai définitivement oublier cette machine sur laquelle j’écris et que de toute façon Internet n’émettra plus rien. Aujourd’hui la ferme fonctionne, demain il faudra l’adapter. L’un de ses sympathisants ayant aussi de la sympathie pour les chiffres a récemment évalué que nous autres résidents avions l’empreinte carbone de Cubains moyens et que ça nous plaçait juste au « seuil de soutenabilité », c’est-à-dire que si tous les Terriens vivaient comme nous, ou encore plus sobrement que nous, comme c’est le cas dans les pays que les occidentaux appellent « sous-développés », on aurait assez d’une planète par an et le réchauffement serait contenu en dessous des deux degrés dont on parle à chaque conférence sur le climat. Voilà qui nous gratifie d’un doux sentiment de cohérence, mais ne suffira pas pour sauver les meubles, tous les meubles, sauf certains, peut-être. Les petites initiatives locales sont trop rares et trop timides mais elles sont autant d’amortisseurs au choc qui s’annonce. Pour reprendre la métaphore de la voiture, chère à Pablo, on sait qu’elle va se taper le mur ; maintenant la question est de savoir si on accélère ou si on ralentit. À la maison ça fait entre trois ans et huit mois que l’on essaye de lever le pied, et on y prend un sacré paquet de plaisir.

 
Louis Vendel & Manor Askenazi

C’est Silain Pèle.

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